Depuis que je mène des recherches, fondamentales ou appliquées, autour des rythmes de vie, je m'efforce de réfléchir aux modalités d'étude de ces rythmes : quelles épreuves utiliser ? quel paradigme mettre en place pour mener à bien des comparaisons valides ? Ce qui m'avait conduite, dès 1985, à montrer qu'on ne tient jamais suffisamment compte des différences interindividuelles mais aussi des facteurs masquants de l'environnement qui jouent un rôle, négatif ou positif, sur le fonctionnement des rythmes.
Paul Fraisse inventa le terme chronopsychologie. En 1968 (in Leconte, 2011) il avait fait une conférence intitulée "psychologie des rythmes humains" : il y disait ceci : "parce que les rythmes biologiques sont communs à l'animal et à l'homme, j'hésite à les qualifier seulement d'humains et pour répondre au titre de la conférence, j'aimerais maintenant me pencher sur d'autres rythmes. L'homme n'est pas seulement soumis aux grands rythmes de la nature, il est créateur de rythme. [.....]Au long de cette conférence je voudrais essayer de manifester comment l'homme est créateur de rythmes en se dégageant peu à peu des contraintes biologiques où ces rythmes prennent naissance sans qu'il en soit jamais complètement séparé". En 1980 il publie un article dans lequel il affirme : "Certes, comme nous allons l'esquisser, les comportements humains sont très dépendants des rythmes biologiques (eux-mêmes dépendants des rythmes cosmiques), mais les rythmes du comportement ne peuvent pas être seulement expliqués par les rythmes biologiques. Il est nécessaire d'étudier les rythmes du comportement pour eux-mêmes. Pour caractériser ces études, je propose que l'on utilise le terme de chronopsychologie.". La lecture de cet article princeps permet de constater que la plupart des études menées dans ce cadre l'ont été chez des adultes avec des épreuves relativement brèves, principalement de type sensori-motrices. Fraisse lui-même relève le fait qu'il existe une grande disparité dans les résultats, expliquée par les différences de protocole et/ou d'outils d'évaluations utilisés. Il rappelle enfin que Blake a montré, en 1971 déjà, que dans des épreuves de barrages de lettres, le score des sujets évolue peu avec les heures de la journée quand ils ont connaissance de leurs résultats. "Ce résultat est capital, il montre qu'outre une régulation à base biologique, la motivation peut nous affranchir dans une certaine mesure de ce déterminisme. Une bonne motivation diminue l'amplitude des variations circadiennes de performances. Mais cette amplitude augmente à nouveau si la charge de travail est trop grande. [.....]Cet effet de la motivation peut dans certains cas expliquer les résultats discordants d'un auteur à l'autre." Je rappelle ces écrits car depuis les années 80 je n'ai cessé de montrer qu'effectivement, selon les tâches et les épreuves utilisées, mais aussi en fonction de différences interindividuelles, les résultats des performances attentionnelles au cours de la journée sont loin de suivre systématiquement ce que d'aucuns appellent "la courbe de vigilance classique". Et qu'il est beaucoup plus important de tenir compte des contenus des activités proposées, du sens qu'elles ont pour les enfants, de la motivation qu'elles procurent chez eux et de leur ordonnancement au cours du temps.
Je voulais encore ici rappeler que j'ai participé à de nombreux colloques scientifiques au cours desquels les psychologues présentaient leurs travaux à côté de ceux des biologistes, j'ai toujours entendu Yvan Touitou faire remarquer que les psychologues, au contraire des biologistes, n'avaient jamais réussi à montrer l'existence d'horloges endogènes régulant les fluctuations temporelles des activités psychologiques. Ce pour quoi je rappelle toujours que les rythmes importants à respecter sont ceux du rythme veille-sommeil et des hormones telles que le cortisol, dont la courbe circadienne montre bien la différence majeure entre le matin et l'après-midi.
En 2009, la Revue Française de Pédagogie m'a sollicitée pour faire une analyse critique du dernier ouvrage de François Testu, paru en 2008. Cette note critique est aujourdh'ui en ressource électronique, ce pour quoi je m'autorise à la mettre à disposition de mes lecteurs sur mon site.
Revue française de pédagogie
Recherches en éducation
166 | janvier-mars 2009 : Varia
Notes critiques
Claire Leconte
p. 143-144
Référence(s) :
Testu François. Rythmes de vie et rythmes scolaires : aspects chronobiologiques et chronopsychologiques. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson, 2008. – 192 p
Le titre de cet ouvrage ne peut qu’être alléchant, ne serait-ce que parce qu’autour de cette question des rythmes de l’enfant, les choses sont en train d’être radicalement bouleversées alors même que les travaux des chercheurs dans le domaine semblent avoir été complètement ignorés. La préface réalisée par Alain Reinberg incite tout autant le lecteur à se plonger dans ce livre, pour en savoir plus. On est un peu plus circonspect quand on constate dès la page 5 que Roger Fontaine –co-auteur de l’ouvrage- est présenté comme psychologue (?), maître de conférences à Tours, alors qu’il y est professeur depuis de nombreuses années maintenant. L’auteur en question est-il au courant ? Est-ce un problème d’attention fondamental ou lié à un creux au moment de l’écriture de cet ouvrage ? Celui-ci est composé de trois grandes parties qui prétendent brasser toutes les connaissances dans les domaines des rythmes et des expériences d’aménagement des temps.
La première partie reprend la littérature des années quatre-vingt sur les rythmes de vie de l’enfant, littérature déjà parue dans d’autres ouvrages beaucoup moins récents. L’intérêt principal de cette partie revient à l’apport nouveau de quelques expériences cliniques qui s’appuient sur des références théoriques plus récentes. Davantage de données actuelles auraient été ici bienvenues.
La seconde partie porte sur les recherches et évaluations de terrain. Y sont présentées toutes les expériences princeps de l’équipe de recherche de Tours, ainsi que certains résultats de travaux plus récents portant sur l’influence de l’aménagement des temps scolaires, périscolaires et extra-scolaires sur les rythmes de vie des enfants. Le lecteur est quelque peu dérouté lors du chapitre IV qui s’intéresse à la rythmicité journalière de l’activité intellectuelle de l’élève et à l’influence des facteurs de personnalité et de situation, par l’introduction dans cette partie d’un témoignage portant sur l’étude clinique de deux cas d’enfants dont l’objectif est d’illustrer l’hypothèse de différenciations interindividuelles ayant une influence sur les rythmes scolaires. Or ce témoignage présente deux enfants aux comportements atypiques avec troubles des apprentissages scolaires pour lesquels, à aucun moment, on ne voit le lien avec la référence théorique du paragraphe. Cette observation clinique s’achève d’ailleurs par des hypothèses qui conduisent à une présentation d’éléments relatifs à la thérapie familiale mise en place, dont les conclusions n’ont rien à voir avec la prise en charge d’un problème de rythme.
De nombreuses expériences déjà référencées par ailleurs sont ensuite reprises, tant au long du chapitre IV que du chapitre V, hormis deux expériences nouvelles dont l’une compare deux groupes scolaires ayant des organisations temporelles différentes. Diverses épreuves psychotechniques semblent avoir été utilisées mais nous n’en connaissons pas la teneur. Cette expérience montre que les enfants de l’école expérimentale, travaillant sur quatre jours et demi avec des horaires aménagés, sont ceux qui ont le temps de sommeil nocturne le plus long, surtout les enfants de l’école élémentaire. Selon les auteurs, ces aménagements améliorent également l’estime de soi des enfants, qui seraient aussi ceux qui réalisent les meilleures performances d’attention. Les auteurs pointent que c’est dans l’école expérimentale que la « rythmicité classique » est davantage retrouvée au cours de la semaine. On regrette de ne pas savoir quelles épreuves ont permis les performances. La deuxième expérience récente concerne une étude menée sur Paris dans 20 écoles ZEP et non ZEP. La conclusion majeure en est que les aménagements mis en place ont une influence positive principalement sur les enfants les plus jeunes (grande section de maternelle et CE1) issus des ZEP.
Le chapitre VI reprend une expérience menée par un des co-auteurs de l’ouvrage, la question est : quel intérêt dans un ouvrage portant sur les rythmes ? Le phénomène de bullying y est présenté, observation clinique à l’appui, mais à aucun moment il n’est montré que ce phénomène a le moindre rapport avec les rythmes, qu’ils soient de vie ou scolaires tels que définis par F. Testu. Outre le fait qu’à travers cette partie, les lecteurs manquent d’informations sur les épreuves réalisées par les élèves, on regrette de ne jamais savoir si les populations comparées sont équivalentes entre elles, seule la différence d’emploi du temps de ces écoles est connue.
Une troisième partie veut convaincre le lecteur de la nécessité, pour le mieux vivre des enfants, de réaménager le temps scolaire. Le chapitre VII dresse un rapide rappel historique de l’organisation du temps scolaire en France et donne quelques références portant sur des expériences menées aux États-Unis. Le chapitre s’achève sur la présentation d’une série d’expériences menées par une des co-auteurs de l’ouvrage, portant sur l’adéquation entre le temps des parents et celui des enfants. Il est alors démontré que tout est source de différences interindividuelles : le milieu social, la culture, les temps de trajet pour aller à l’école, le temps de travail et le stress professionnel des parents, etc. Parmi tous ces facteurs, certains ont des effets nettement plus négatifs sur le « rythme scolaire » des enfants que d’autres, surtout quand rien ne peut être aménagé en fonction des besoins des enfants. Il faut rappeler combien il est important qu’il puisse y avoir ajustement entre le temps parental et le temps des enfants, mais il semble nécessaire d’éviter toute généralisation des résultats obtenus, particulièrement quand ceux-ci ne le sont qu’à partir d’une seule épreuve réalisée une seule fois chez 12 enfants. De même, une certaine prudence est souhaitable dans les conclusions auxquelles ces expériences conduisent, ne serait-ce que parce qu’il est gênant de ne tenir compte que des horaires d’organisation de la journée scolaire, sans s’intéresser aux contenus de celle-ci, quand on sait que toutes les activités réalisées ne sont pas équivalentes entre elles, en terme de coût cognitif et de coût biologique. Gardons-nous de généraliser ces données à toutes populations, sans compter qu’il faut éviter de culpabiliser, sans leur apporter de solution possible, les parents qui ne peuvent adapter leur rythme de travail à celui de leur enfant.
Le chapitre VIII rappelle les trois rythmes à respecter en priorité et s’achève sur un témoignage collectif contre la semaine de 4 jours, concrétisé par une lettre ouverte publiée par Le Monde en 1995. Étant donné l’actualité concernant la mise en place forcée de la semaine de 4 jours à l’école élémentaire, cette lettre n’a pas pris une ride. Pour en avoir été co-auteur et avoir beaucoup travaillé aux corrections après sa première rédaction, je me dois de rappeler que celles-ci ont été réalisées grâce à de nombreux échanges avec Guy Vermeil, pédiatre bien connu auteur du premier « la fatigue de l’écolier », et je ne peux que regretter que son nom n’apparaisse pas dans les cosignataires de la lettre. Encore une erreur d’attention ? Un dernier chapitre s’efforce de proposer de nouveaux aménagements pouvant donner lieu à discussions intéressantes.
Cet ouvrage représente une rétrospective des travaux menés par François Testu et son équipe, probablement très importante pour eux. Il permet aux novices d’en prendre connaissance et de se faire une première idée de ce que peut apporter la chronopsychologie, mais il n’apporte que peu de choses nouvelles aux experts de la discipline. Il serait important, pour mieux apprécier les conclusions des expériences menées, d’avoir davantage d’informations sur l’organisation du temps strictement scolaire (ne pas s’en tenir qu’aux horaires d’entrée et de sortie, connaître l’agencement des enseignements, la pédagogie mise en œuvre, l’organisation des pauses, l’aménagement des lieux de travail et de récréation, tous facteurs ayant un effet sur la fatigue des enfants). De même, on aimerait s’assurer que les conclusions affirmant comment mieux organiser les « rythmes scolaires » ne s’appuient pas presque exclusivement sur les résultats d’expériences menées avec des épreuves très brèves de mesure de l’attention, n’ayant que peu à voir avec ce qui est attendu par l’école. On ne peut malheureusement le savoir car toutes les références récentes signalées dans l’ouvrage sont des documents internes à l’équipe de recherche. De même, pour convaincre le lecteur, les auteurs devraient bien mettre en évidence les effets d’un type de rythmicité (classique ou inversée) sur l’efficience des enfants en classe : rien dans cet ouvrage ne permet d’en décider, et même si on s’accorde avec l’auteur sur l’impérative nécessité de respecter les rythmes de l’enfant, il eut été éminemment important de mettre en corrélation la réussite des élèves et leurs rythmes attentionnels tels que mesurés dans ces expériences.
Il nous semble nécessaire de conseiller aux lecteurs de cet ouvrage de compléter leur connaissance ainsi acquise par la lecture d’autres travaux comme, par exemple, ceux qui montrent les effets du choix de séquencialisation des cours sur la fatigue des enfants ou encore ceux qui mettent en évidence le rôle de la motivation et de l’auto-détermination des élèves dans les apprentissages et sur la fatigue de ces mêmes élèves, ceux encore montrant que certains aménagements scolaires ont des effets positifs sur les comportements sociaux des enfants, sans toutefois s’appuyer sur ce que François Testu appelle la « rythmicité classique ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Claire Leconte, « Testu François. Rythmes de vie et rythmes scolaires : aspects chronobiologiques et chronopsychologiques », Revue française de pédagogie [En ligne], 166 | janvier-mars 2009, mis en ligne le 04 octobre 2010, consulté le 23 décembre 2010. URL : http://rfp.revues.org/1337
Auteur
PSITEC, université Charles-de-Gaulle-Lille 3
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